Madame B
Non ce n’est pas parce que ça va tout bientôt faire dix ans. Dix ans que … hop ! … Ah non, vingt ans ! Vingt ans déjà ! Que hop… Plus rien… Une pluie de cendre … Non. Ce n’est pas seulement pour ça. C’est simplement que oui, ça aussi, ce fut un jour de novembre. Un jour de novembre… Il faisait gris partout. Gris dehors, grisailles de Whitechapel, gris dedans, gris les jours, grises les nuits. Quand toi tu veux mais qu’on dirait que la vie ne veut pas. Que ce que la vie semble vouloir, ça te va pas. Quand tu te cognes partout. Que tout est trop petit. Trop laid. Que tout l’amour te parait là. Mais que rien n’y va. Que rien n’y entre. Qu’au plus près tout est toujours trop loin. Que tout est désert au milieu du vacarme. Que tu pourrais t’envoler pour si peu tellement rien ne t’attache. T’envoler … hop … comme ça … plus rien … une pluie de cendre.
Un jour de novembre, oui. Grande sœur m’avait appelé : tiens, une place pour aller voir Barbara. Oui. Non. Pourquoi pas. Barbara : ces gens-là sont partout. Ces chanteuses, ces chanteurs, qui font partie de nous à notre insu. Connaissais l’Aigle Noir, of course, et Drouot, et Göttingen, et La Petite Cantate, et Ma plus Belle Histoire d’Amour, et Marienbad. Jamais vraiment écouté de disques d’elle. Grande sœur en passait de temps en temps, dans sa chambre. J’entendais.
Il y en a, quand tout va mal, qui vont boire, qui cherchent un carnaval de dépannage, une teuf pour se changer les idées. J’avais essayé. Enfin boire, pas vraiment. Moi, en ce temps là c était plutôt Pétard le Canard. Rapidement le hasch allait être rebaptisé perlimpimpin : « Pour qui, comment, quand et pourquoi, contre qui comment contre quoi ? On perd le goût de vivre ! Le goût de l’eau, le goût du pain, et celui du perlimpimpin dans le square des Batignolles ! » On ne se change pas les idées avec une teuf. Même une teuf d’enfer. On oublie ses idées, et après le breack, elles reviennent : « Alors ! C’était bien ? » qu’elles te disent. « Bon, on en était où ? »
C’était à Pantin. Porte de Pantin plus exactement. Pour les gazelles et les gazoux qui seraient nés assez récemment et pour qui cette porte de Paris correspond uniquement à la Grande Halle de la Villette ou à la Cité des Sciences, il faut dire que cette année là c’était encore un vaste terrain vague sur lequel trônait en majesté de toiles et de cordes un immense chapiteau. Un cirque en quelque sorte.
Barbara sous chapiteau. Barbara faisait son cirque.
J’y allais la tête vide. Avais juste fumé un petit cône avant. M’étais habillé de tout et de rien. A l’époque je ne m’habillais pas. Je passais rapidement quelques fringues en désordre. Sombres et froissées. C’était pas encore la mode …
En fait, si je veux être honnête, je peux à peine raconter ce que j’ai vu et entendu. Ce que je sais c’est que lorsque je suis sorti de là, deux heures et demie plus tard, je n’étais plus le même. Tout avait changé. Difficile à dire. Tout avait les apparences du commun. Le soir, la nuit, la petite pluie fine, les bruits de la ville, les odeurs. Bien que quelque chose sur le visage des gens m’était subitement inconnu. Mais c’était indistinct. J’aurais été incapable, (le suis-je aujourd’hui), d’en dire quoique ce soit. De toute façon j’étais incapable de parler, voilà tout. Infoutu de prononcer un mot. Grande sœur, qui était avec des amies à elle, m’avait demandé, peut-être inquiète, si ça allait. J’avais répondu que oui. C’est tout. Oui, ça allait. Et comment que ça allait ! Enfin … Comment, ça, je ne voyais pas très bien. Mais ça allait, oui, ça c’était sur !
Une bascule s’opérait. Ca ne sonnait pas encore comme un sortilège. Mais c’en était un.
J’ai depuis longtemps acquis la conviction qu’on naît plusieurs fois. Il n’y a pas que cette naissance d’origine, si je puis dire, celle de l’accouchement médical, et qui généralement nous affecte une date de naissance qui va nous poursuivre toute la vie. Il y en a d’autres. Hormis le continuum de l’existence fait de progressions, de régressions, de constructions, nous rencontrons des moments particuliers, intenses, où toute une longue attente, toute une pénible gestation, se bousculent soudain avec une immense violence, qui elle-même parfois nous perturbe à peine, au début, et il se produit alors une nouvelle déchirure, celle d’une gangue sous laquelle un soi nouveau consent à ne plus se cacher, à ne plus étouffer, à surgir enfin, muet de stupeur, ébahi, étonné.
Barbara à Pantin, ce jour-là de ce novembre-là, ce fut ça.
Un choc merveilleux. Mon monde existait donc. Deux heures et demie durant j’en avais vu la représentation littéralement sublime. La grande fête du noir dans ces états les plus sombres et les plus lumineux.
Barbara, le pays où le noir est couleur.
Deux heures et demie durant les fils de cette voix sans égal, de cristal et de morceaux de cristal, m’avaient tenu en haleine comme un scaphandre dans les abysses du ciel. Deux heures et demie durant, ses chansons m’avaient raconté une vie presque ordinaire comme si toute vie était aussi bien extraordinaire. Deux heures et demie durant ses musiques, les mélodies de son chant, m’avaient porté sur des eaux folles, des eaux douces, des eaux de métal, des eaux sombres, profondes. Deux heures et demie durant j’avais vu cette curieuse créature, faite d’on ne sait quoi, inventer sa grâce. La grâce. Inventer sa beauté. La beauté.
Et l’amour. Le plus insensé amour. L’ardeur de celles et ceux qui étaient là, milliers battant des mains, riant leur joie, criant leur plaisir, leur bonheur. L’amour, oui, qui n’a pas de sens. Et qu’est ce qu’on s’en fout alors ! Qu’est-ce qu’on s’en fout ! Vraiment ! « Et je sais sur mon cou la main nue qui se pose. Et j’ai su à genoux la beauté d’une rose, la beauté d’une rose. »
Y suis retourné, oui. Souvent. Toujours la première fois. Toujours. Elle c’était comme ça. Elle était toujours là pour la première fois. J’ai appris sa colère. Sa dinguerie. Sa façon d’arpenter la scène. Sa façon de murmurer « Nantes », au bord de l’épuisement, un soir fin de concert, dans un silence d’apesanteur. Ses langueurs. Son humour. Son insolence. Sa force.
La dernière fois c’était à la Halle Aux Grains à Toulouse, début 94. Elle allait devoir s’arrêter. A Paris, je l’avais ratée : elle était tombée malade et avait dû stopper les représentations. Avait tenu à faire sa tournée. Lâchait tout. Elle qui ne s’économisait jamais. Un Soleil Noir bouleversant. Au bord de la rupture : «S’il faut aller plus loin pour effacer vos larmes, et si je pouvais seule faire taire les armes, je jure que demain je reprends l’aventure, pour que cessent à jamais toutes ces déchirures ! … »
Ultime image, public l’attendant à la sortie de la salle pour l’applaudir encore. La limousine qui apparaît et se fraie doucement un chemin parmi la foule. La vitre arrière qui descend. Un autographe encore. La main qui sort et signe furtivement. L’auto passe devant moi. Elle glisse vers la ville. La main salue encore et disparaît. La vitre remonte. Le flot de la circulation absorbe le long véhicule gris clair.
Deux ans après un dernier disque en studio : « N’oublie pas que l’aube revient quand même, et même pâle, le jour se lève encore … »
Le jour pâle s’est levé encore. Ce matin-là de cet autre novembre-là. Novembre 97. Dans la pâleur brumeuse perça un petit bout de soleil orange et doré. La radio dit : « Barbara hospitalisée ». Tout le monde comprend. Je comprends. J’attends. Gorge nouée. Ventre serré. Un peu plus tard un message d’un ami. Je le rappelle. Il me demande si j’ai écouté la radio. Je dis « Elle est morte ? » Il me dit : « Oui. Elle est morte. »
Nous ne vous verrons plus
Qu’au-delà de ce mur
Où se défont d’entre eux
Les corps des âmes chères.
Ce fut un jour de novembre
Grand Sœur m’avait emmené
Voir la dame au grand nez
Qui chante le mal de vivre.
Et vous êtes entrée reine au zénith de lune
Et arrimée à l’astéroïde de laque noire
D’une voix au cordage tressé chez les Moires
Vous avez emporté nos vagues avec vous.
Je n’avais jamais vu le soir s’incliner devant
La nuque de l’amour et la peine des pierres
La langueur frondeuse qui déhanche la colère
La porte refermée et l’enfant jardinier.
Et j’ai su et vous nous avez donné à être
Un peu plus chaque soir de force et de douceur
Un peu plus de cela qu’on ne pourra jamais dire
Est-ce ce que vous appeliez perlimpimpin.